Saison France - Brésil La couleur de la littérature brésilienne
A l’occasion de la saison France-Brésil 2025, tour d’horizon de l’œuvre des écrivaines noires et des écrivains noirs au Brésil.
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A l’occasion de la saison France-Brésil 2025, tour d’horizon de l’œuvre des écrivaines noires et des écrivains noirs au Brésil.
On appelle miscégénation l’union de personnes d’origines ethniques différentes à l’origine d’une descendance métissée. Ce phénomène est au cœur de l’identité nationale au Brésil, mais la production littéraire de ce pays-continent n’a pas toujours été représentative de ses multiples composants. Cependant, en ce premier quart de siècle, la littérature brésilienne témoigne d’une plus forte diversité, reflet de changements culturels en cours. On constate notamment l’émergence d’une nouvelle génération d’autrices et auteurs racisés, dont l’œuvre permet d’accéder à d’autres ressentis et expériences, tout en décrivant des milieux sociaux jusque-là moins présents.
Pour définir l’œuvre de ces écrivaines noires et de ces écrivains noirs, le terme d’afro-brésilienne semblerait convenir. Or, la réalité est que non seulement ce terme n’est pas encore largement employé au Brésil comme son utilisation n’est pas toujours neutre. Pour certains, il renvoie à la transposition forcée d’un univers culturel propre aux Etats-Unis. Pour d’autres, il est indissociable d’un engagement militant qui revendique affirmation identitaire et lutte contre une oppression systémique. Dans tous les cas, son emploi ne semble pas consensuel.
À titre d’exemple, on utilise rarement l’adjectif afro-brésilien pour désigner l’écrivain Machado de Assis, sommet de la littérature nationale. Pourtant, déjà en 2003 dans son influent livre Genius, le critique littéraire Harold Bloom considérait cet auteur incontournable comme le plus important écrivain noir de tous les temps. Et, si l’on affiche aujourd’hui plus résolument ses propres racines, on sait que la couleur de peau de Machado de Assis, descendant d’une famille d’esclaves affranchis, a été systématiquement dissimulée au Brésil, dans une indéniable démarche de blanchissement.
Figures et héritages afro-brésiliens
Il faudra préciser que la représentativité des personnages noirs dans l’œuvre machadienne est peu significative et que les préoccupations raciales ne sont pas au cœur de sa production. Certes, on recense un court chapitre du roman Mémoires posthumes de Brás Cubas, où un esclave affranchi a décidé d’acheter un esclave pour soi-même. Ou encore la nouvelle « Chasseur d’esclaves : un père contre une mère », fascinante réflexion sur l’esclavage, mais seule à aborder le thème dans le vaste corpus de ce maître des récits courts, qui a publié 220 nouvelles. La question se pose : est afro-brésilienne l’œuvre d’un auteur brésilien aux origines africaines attestées ou celle qui assume des éléments afro-brésiliens ?
Notons que la notion de culture afro-brésilienne est, elle, bien ancrée, et ceci dans les domaines les plus variés. Qu’il s’agisse de la langue, de la musique, des traditions populaires, de la religion ou de la gastronomie, entre autres, les influences de l’héritage africain et les exemples de syncrétisme sont abondamment documentés et perçus au quotidien. En littérature, cette culture constitue par exemple l’univers emblématique de l’œuvre de Jorge Amado. Dans ses romans situés à Bahia, région ayant le plus reçu d’apports d’origine africaine, des éléments afro-brésiliens infusent personnages, lieux et situations : citons parmi d’autres Bahia de tous les saints, histoire de la prise de conscience politique et sociale d’un ouvrier. Pourtant, Jorge Amado n’est pas un écrivain noir.
Au Brésil, il est difficile de restreindre l’héritage africain et son appropriation à la culture noire. Historiquement, ces éléments irriguent la culture populaire et leur revendication participe d’une démarche plus vaste, liée à la définition de l’identité nationale. Après que le mouvement romantique a revalorisé la figure de l’Indien comme héros mythique, l’idée d’un Brésil multiforme, composé de « trois races » (Indiens, Africains et Portugais), a été un puissant moteur identitaire à l’occasion de l’Indépendance, en 1822. Le très important mouvement moderniste a valorisé cette pluralité d’origines et le roman Macounaïma : le héros sans aucun caractère, publié par Mario de Andrade en 1928 en est l’illustration : à travers des métamorphoses successives, son protagoniste incarne les apparences noire, indienne et blanche.
Si on a jusqu’ici présenté des exemples tirés du canon littéraire, c’est peut-être du côté des marges qu’il faut se placer pour trouver des représentants d’une littérature (auto-)nommée afro-brésilienne. Militante active et chercheuse en littérature noire, l’écrivaine Conceição Evaristo se prévaut de cette épithète. Dans ses œuvres, elle donne une place à des populations longtemps reléguées au deuxième plan dans la littérature. C’est notamment le cas de Banzo : mémoires de la favela, roman publié en 2006, où Evaristo rend voix à une femme courageuse, qui représente une communauté contrainte d’abandonner son lieu de résidence.
Nouvelles voix noires, nouvelles perspectives
Avec une plus grande présence de personnages noirs, un nouveau focus est mis sur des histoires vécues par des populations stigmatisées et marquées par la pauvreté et l’oppression. Ce phénomène est sans doute d’actualité, mais à vrai dire n’est pas inédit. Déjà en 1960, Carolina Maria de Jesus publiait Le dépotoir, son journal intime de femme noire peu scolarisée, habitant une favela de Sao Paulo et ramassant du papier pour le revendre. Le texte, annonciateur d’une littérature des voix subalternes, a propulsé sur le devant de la scène l’écrivaine au Brésil et à l’international (traduction dans 13 langues) – parcours retracé dans la bande dessinée Carolina. En 1997, et dans un tout autre registre, Paulo Lins a publié La cité de Dieu, roman qui retrace l’évolution sur plusieurs décennies de la favela homonyme à Rio de Janeiro, où il a lui-même vécu. Basée sur des années de recherche, l’œuvre a également connu un succès mondial en exposant une réalité complexe et effrayante.
Aujourd’hui, des autrices et auteurs noirs s’approprient la parole et accèdent à l’espace public. Elles et ils posent des questions brûlantes et invitent à ne plus détourner le regard. Ainsi, l’anthologie Je suis favela et ses suites, Je suis toujours favela et Je suis encore favela, offrent des points de vue à la première personne pour mieux comprendre les enjeux du Brésil contemporain: du racisme à l’espoir, de la corruption aux efforts de mobilité sociale. Dans son très remarqué début Le soleil sur ma tête, le jeune écrivain Geovani Martins, né et grandi dans une favela, concilie les codes et la langue de la rue dans la plus pure tradition littéraire. Les cinq ou six pages de la nouvelle « Spirale », qui ouvre ce recueil, offrent un cadre de lecture éclairant des problèmes sociétaux au Brésil et s’affirme comme un sérieux médiateur entre mondes.
Ce changement de prisme passe par une relecture de l’histoire, poussée par un besoin de réparation et de confrontation avec des crimes passés sous silence. Ainsi, un travail de mémoire et de mise en perspective de l’esclavage fait l’objet de romans récents comme Je ne dis rien de toi que je ne vois pas en toi, d’Eliana Alves Cruz, Dandara et les esclaves libres, de Jarid Arraes ou de la bande dessinée de Marcelo D’Salete Mukanda Tiodora. Si les créatrices et créateurs qui s’engagent dans cette voie pourraient plus aisément se réclamer du statut d’afro-descendants, une telle identité se révèle poreuse dans un pays où tout le monde ou presque a des ancêtres aux origines mixtes et où le recensement ethnique se fait par auto-déclaration.
Changer les récits, changer les regards
Qu’on l’appelle littérature afro-brésilienne, littérature afro-descendante, ou tout simplement littérature noire, le fait est que des écrivaines et des écrivains noirs sont en train d’atteindre une visibilité qui était jusqu’ici limitée. D’ailleurs, un récent accroissement de représentativité est visible dans les domaines culturels et artistiques du pays, bouleversant ainsi un paysage où des figures blanches avaient jusqu’à très récemment l’hégémonie. Symbole révélateur de ce changement, les trois « telenovelas » de Rede Globo, soit l’équivalent national de la fabrique de rêves hollywoodien, ont toutes en ce moment et pour la première fois des protagonistes noires. Cela reflète aussi, bien entendu, une modification de statut social. Longtemps entravées dans leur ascension par les mailles de l’histoire et par un contexte répressif, les populations noires commencent à bénéficier des politiques d’égalité mises en place depuis le début de ce XXIe siècle, ainsi que d’une progressive évolution des mentalités qui leur permet enfin de franchir des obstacles systémiques.
Deux des romans publiés en français à l’occasion de cette saison France-Brésil, bientôt disponibles au portail des bibliothèques, présentent justement des personnages noirs qui appartiennent à une classe sociale plus élevée, mais qui sont confrontés dans leur existence à de nombreux écueils. Dans le premier texte, L’envers de la peau de Jeferson Tenório, le narrateur reconstitue la trajectoire de son père, un enseignant de littérature abattu par un policier. Entre mémoire et quête, ce fils tutoie le père disparu pour mettre à nu les multiples formes de discrimination ressenties au quotidien, parfois sous la forme de micro-agression, en même temps qu’il pose des questions subtiles sur les formes de légitimation culturelle.
Enfin, avec La couleur sous la peau, Paulo Scott aborde le sujet complexe de la perception raciale. Fils de père noir et de femme blanche, et élevé comme membre d’une famille racisée, le protagoniste Federico est pourtant un homme perçu comme blanc, alors que son frère Lourenço est immédiatement vu comme noir. Intellectuel à l’identité trouble, il développe des formes de militantisme envers les populations afro-brésiliennes, tout en se sentant hors sol dans son milieu d’origine. Sa position se complexifie lorsqu’il est invité à participer à une commission gouvernementale, dont le but est de mettre en place un programme informatique capable d’identifier la couleur de peau des étudiants susceptibles de bénéficier de quotas raciaux dans les universités. Mais la vraie crise explose au sein de sa famille, en relation avec son passé. Le besoin d’activisme et de justice de ce personnage se heurtent alors à un monde qui dégénère, ce qui est admirablement rendu en parallèle par le style chaotique et la ponctuation en désordre du narrateur. Ce livre haletant, qui mélange politique et thriller, peut être lu comme un bilan peu concluant de l’évolution en cours. Riche en réflexions et intrigues, La couleur sous la peau laisse de nombreux fils narratifs en suspens, comme un indice du chemin qu’il reste à franchir.

Je ne dis rien de toi que je ne vois pas en toi
Eliana Alves Cruz (1966-....). Auteur - Tropismes éditions - 2023

Macounaïma : le héros sans aucun caractère
Mário de Andrade (1893-1945). Auteur - Éditions Cambourakis - DL 2016
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Par Gonçalo D., Bibliothèques de la Ville de Paris