Les 11 visages du jazz, épisode 5 'Round midnight
Portrait de Thelonious Monk, Minton's Playhouse, New York, NY, vers septembre 1947 (Gottlieb, William P.). Domaine public
En quelques notes, il est identifiable : un rythme qui claque, une mélodie reconnaissable ou à défaut, facile à retenir… Cet été, découvrez l'histoire de 11 standards incontournables du jazz. Aujourd'hui, épisode 5 : 'Round midnight
En 1943, Thelonious Monk compose une nouvelle ballade, ’Round Midnight. La pièce reste confidentielle jusqu’à ce que le trompettiste et chef d’orchestre Cootie Williams la fasse entrer dans la lumière, encouragé par son pianiste et arrangeur Bud Powell. D’abord peu enthousiaste, Williams n’accepte de l’intégrer à son répertoire qu’à condition d’y ajouter un interlude personnel de huit mesures, jugé modeste mais suffisant pour qu’il en réclame des droits d’auteur.
En 1946, Dizzy Gillespie propose à son tour une version de ’Round Midnight. Il y ajoute une introduction de huit mesures et une conclusion de neuf mesures. Contrairement à l’interlude de Williams, ces ajouts deviendront quasi définitifs, au point que Monk les adoptera dans ses propres interprétations.
Les principales interprétations
Thelonious Monk (enregistrement de 1947)
Thelonious Monk enregistre le morceau pour la première fois en tant que leader en novembre 1947. Il y joue avec les silences, les dissonances et les inflexions rythmiques, rendant chaque note essentielle. C’est la version la plus fidèle à son esprit : elle expose la structure harmonique complexe du morceau sans chercher à en atténuer les aspérités. Ce sera le début d’une longue série : au fil de sa carrière, Monk en réalisera plus d’une douzaine de versions.
Miles Davis au Newport Jazz Festival (1955)
C’est Miles Davis qui portera la composition au rang de standard incontournable, grâce à son interprétation mémorable au Newport Jazz Festival en 1955. Lors de cette édition, il interprète ’Round Midnight au cours d’une jam session aux côtés de son compositeur Thelonious Monk, du batteur Connie Kay et du contrebassiste Percy Heath (tous deux membres du Modern Jazz Quartet), ainsi que des saxophonistes Zoot Sims et Gerry Mulligan. Son solo, à la fois sobre et chargé d’émotion, séduit immédiatement le public et la critique, marquant un tournant décisif dans sa carrière. Cette performance a joué un rôle crucial dans la reconnaissance de Miles Davis auprès du grand public et de l’industrie du jazz.
Miles Davis (enregistrement de 1957)
Suite au Newport Jazz Festival, Miles Davis enregistre ’Round Midnight en 1957 pour Columbia Records. Il en profite pour recruter les meilleurs musiciens du moment, formant ainsi son premier quintet historique : John Coltrane au saxophone ténor, Red Garland au piano, Paul Chambers à la contrebasse et Philly Joe Jones à la batterie.
On remarquera notamment l’introduction, qui instaure une tension dramatique (arrangée par Gil Evans sur le disque), suivie par l’élégance presque minimaliste du jeu de Miles Davis, puis la fougue de John Coltrane, déjà en quête d’ailleurs. Le thème lent est interprété avec une sourdine Harmon, ce qui confère au son un caractère étouffé, intime, presque murmuré. L'interprétation est pleine de silences et de respirations. Si La mélodie est fidèle à celle de Monk, Davis l’habille d’une émotion mélancolique. Elle annonce déjà les orientations futures de Miles Davis : le jeu modal, l’accent sur le timbre et l’espace, et un rapport très personnel à la tradition.
La version de Davis s’impose comme un modèle pour de nombreux musiciens, qui s’en inspirent pour leurs propres relectures.
Carmen McRae (enregistrement de 1989)
Carmen McRae, l'une des grandes voix du jazz vocal, est souvent saluée pour son phrasé subtil, sa diction impeccable et sa capacité à incarner chaque mot d'une chanson. Parmi les nombreux standards qu'elle a interprétés, 'Round Midnight (et la musique de Thelonious Monk en général) occupe une place à part, tant cette chanson semble taillée pour sa sensibilité musicale.
Carmen McRae captive par sa voix chaude et introspective, ainsi que par la profondeur de son interprétation. Elle ne cherche pas à épater par la virtuosité, mais privilégie au contraire une approche sobre. Elle met en valeur le texte sans jamais le surjouer, respectant à la fois l'esprit de la chanson et celui de Monk. À travers ce standard, elle nous révèle que le jazz vocal, lorsqu'il est incarné avec sincérité, peut émouvoir intensément.
Bobby McFerrin et Herbie Hancock (BO du film Autour de minuit, 1986)
L'ambiance intime et introspective de ce titre se révèle parfaite pour le film Autour de minuit de Bertrand Tavernier (1986). McFerrin et Hancock créent dans cette reprise de 'Round Midnight un climat feutré, presque nocturne, empreint de délicatesse. McFerrin n'utilise pas les paroles de la chanson, mais improvise en scat, mimant avec virtuosité le son des instruments. Quant à Herbie Hancock, son jeu impressionniste déploie des harmonies riches, parfois inspirées de Debussy ou Ravel. Il ne se contente pas d'accompagner : il réagit, suggère, commente. Une nostalgie élégante, presque sereine, s'en dégage.
Au fil des décennies, ’Round Midnight devient un standard incontournable, repris par une multitude d’artistes dans des styles très variés : Ella Fitzgerald, Dexter Gordon, Wes Montgomery, Amy Winehouse, Chick Corea, et bien d’autres. La mélodie reconnaissable entre toutes, les accords sombres et l’atmosphère douce de la pièce séduisent aussi bien les interprètes vocaux que les instrumentistes.
Par Jean-Pierre Bourrachau, bibliothèque Louise Walser Gaillard
les 11 standards à (re)découvrir cet été
Tout au long de l'été, vous pourrez découvrir au fur et à mesure des semaines tous les secrets derrière chacun des standards suivants :
- Épisode 1 : Autumn Leaves
- Épisode 2 : Cantaloupe Island
- Épisode 3 : Estate
- Épisode 4 : Minor Swing
- Épisode 5 : ’Round Midnight
- Épisode 6 : St. Louis Blues
- Épisode 7 : Softly, as in a Morning Sunrise
- Épisode 8 : Someday My Prince Will Come
- Épisode 9 : Stella by Starlight
- Épisode 10 : Take five
- Épisode 11 : The Girl from Ipanema