Les 11 visages du jazz, épisode 6 Saint Louis Blues
Portrait photographique du compositeur américain WC Handy jouant de la trompette dans son bureau au-dessus de Times Square le 11 novembre 1949. Domaine public
En quelques notes, il est identifiable : un rythme qui claque, une mélodie reconnaissable ou à défaut, facile à retenir… Cet été, découvrez l'histoire de 11 standards incontournables du jazz. Aujourd'hui, épisode 6 : Saint Louis Blues
Dans son autobiographie coécrite avec Quincy Troupe, Miles Davis revient sur l'échange qu'il eut avec sa professeure d'histoire à la Juilliard School of Music : « Je suis d'East Saint Louis, mon père est riche, il est dentiste, et je joue le blues. Mon père n'a jamais ramassé le coton, je ne me suis pas réveillé triste ce matin et je ne me suis pas mis à chanter le blues. C'est plus compliqué que ça. »
East Saint Louis se situe dans le sud de l'Illinois, sur la rive gauche du Mississippi, face à Saint Louis, ville située dans le Missouri. Saint Louis est traversée par la mythique Route 66 qui conduit de Chicago à Los Angeles, et est longée par la Route 61 - la route du Blues qui part de New Orleans pour remonter plein nord. En 1900, Saint Louis était la quatrième métropole des États-Unis ; en 1904, elle accueillit l'Exposition universelle ainsi que les Jeux Olympiques.
Quelques années auparavant, William Christopher Handy, en tournée avec son quartet, s'y arrêta quelques semaines en quête d'engagements dans des salles de bals. Un soir, il vit une femme ivre « trébuchant dans une rue mal éclairée, elle marmonnait en marchant : "Ma man's got a heart like a rock cast in de sea [Mon homme a le cœur comme une pierre jetée dans la mer]." » Ainsi, dans son livre Father of the Blues, W.C. Handy explique que c'est en souvenir de cette anecdote qu'il composa en 1917 les paroles pour la mélodie qu'il avait composée trois ans plus tôt. La chanson est donc la complainte d'une femme abandonnée par l'homme qu'elle aime, séduit par une femme de Saint-Louis - ville où, toujours selon ses dires, W.C. Handy aurait vu les plus belles femmes.
"St. Louis woman with her diamond ring
Pulls that man around by her, if it wasn't for her and her
That man I love would have gone nowhere, nowhere"
W.C. Handy composa la mélodie en 1914, alors qu'il s'était installé à New York. Sous une forme structurelle typique du blues, soit douze mesures réparties en trois séquences égales en temps de type AA'B - une phrase maîtresse (A) reprise plus ou moins identiquement (A') et la phrase de commentaire (B) -, Handy incorpora des éléments musicaux glanés au cours de ses tournées qui l'ont conduit jusqu'en Floride et à Cuba. Une querelle de chapelle est toujours active s'il faut plus parler d'une rythmique d'habanera ou plutôt de tango. Quelle que soit la qualification donnée, c'est là l'une des raisons pour lesquelles les bluesmen le rejettent comme classique de leur répertoire. En même temps, Handy cherchait à dépasser le ragtime, trop rythmique et pas assez mélodique à son goût, et donc à réconcilier syncope et mélodie. Finalement, Saint Louis Blues serait moins un blues s'ouvrant à d'autres genres qu'un ragtime réajusté au blues et au tango/habanera.
Rapporté par Alan Lomax, Jelly Roll Morton juge que la force majeure de cette composition tient au fait que « sous la forme d'une habanera, [elle contenait] cet assaisonnement jazzistique essentiel : la teinte espagnole ».
Autre motif de densité de cette pièce : en dépit de ses paroles, W.C. Handy a délibérément tenu à en faire un morceau pour danser.
Les principales interprétations
1925 : Bessie Smith
Si plusieurs versions avaient déjà été gravées, la première à faire date fut celle donnée de la composition du « Father of the Blues » par l'« Empress of the Blues », Bessie Smith.
Réunis par Columbia à New York le 14 janvier 1925, Bessie Smith est accompagnée par Fred Longshaw à l'harmonium et Louis Armstrong au cornet. Le style vocal puissant, primitif et sensuel de Bessie Smith donne à Saint Louis Blues une interprétation toute tragique, l'harmonium le teinte d'un caractère religieux ; quant à Louis Armstrong, c'est un véritable duo qu'il établit entre son cornet et le chant de Bessie Smith. Cet enregistrement sera commercialisé en single 78 RPM sous le numéro 14064-D.
1929 : Saint Louis Blues, le court métrage
Quatre ans plus tard, supervisée et coproduite par W.C. Handy lui-même, Bessie Smith livre une autre version, cette fois sous une forme plus orchestrale avec un chœur reprenant le chorus. Cette version moins dépouillée fut enregistrée pour un film de quinze minutes. Tourné en juin 1929 à Astoria, dans le Queens à New York, sous la direction de Dudley Murphy et distribué par RKO, Saint Louis Blues met en scène, comme son titre l'annonce, la chanson.
1954 : Louis Armstrong
Près de trente ans après sa collaboration avec Bessie Smith, Louis Armstrong présente une nouvelle version, éclatante du son de sa trompette et dans une dimension joyeusement plus swing. Si la version de 1925 durait 3 minutes 11 secondes, celle-ci commence par une introduction de 2 minutes pour installer le thème musical, la chanteuse, native d'ailleurs de Saint Louis, Velma Middleton, ne démarrant sa partie qu'au bout de 2 minutes 20 secondes. C'est finalement une version allongée, pratiquement au triple, que crée donc Louis Armstrong en octobre 1954, toujours pour le compte de Columbia qui voulait produire un disque de jazz vendeur : Louis Armstrong plays W.C. Handy.
Outre le thème longuement installé en introduction, V. Middleton glisse des digressions facétieuses dans les paroles (« I love my baby like a school boy loves his pie / like Louis Armstrong blows so nice and high »). Par ailleurs, le duo chant/cornet de 1925 devient un vrai échange dialogué entre Armstrong et Middleton. C'est une approche de Saint Louis Blues nettement moins mélodramatique, plus sur un registre gouailleur, à l'image de ce que le grand public se fait de Satchmo.
1966 : Max Roach
C’est avec des cuivres moins scintillants mais sur un tempo finalement beaucoup plus nerveux que le percussionniste Max Roach propose sa propre interprétation dans son disque Drums Unlimited, sorti chez Atlantic en 1966. Version sans la partie chant, Max Roach ne garde que l’instrumental de la composition, qu’il fait introduire tranquillement par le piano de Ronnie Mathews, tandis que lui-même entre dans le jeu par de simples coups de baguettes sur sa cymbale, accompagnés de la contrebasse de Jymie Merritt. Leur jeu prend progressivement de l’ampleur pour appuyer sur l’accélérateur à mi-parcours, exprimant alors leur ascendance be-bop ; sur la dernière minute, Max Roach s’offre un vigoureux solo de batterie, en justification du titre du disque. Quatrième morceau sur les six que compte Drums Unlimited, le Saint Louis Blues de Max Roach est un exemple de hard-bop dans la forme et, pour le fond, du jazz be-bop repris par les racines de la musique afro-américaine.
1998 : Herbie Hancock
L'interprétation que propose Herbie Hancock dans son album paru chez Verve en 1998, Gershwin's World, se distingue sur la partie instrumentale, mais plus encore sur la partie vocale. Accentuant le motif syncopé, Herbie Hancock marque un groove indéniable qui plonge Saint Louis Blues à plein dans le funk, tout en se concentrant sur la principale phrase musicale, selon les codes du jazz modal dont il fut l'un des initiateurs. Surtout, la participation de Stevie Wonder au chant et à l'harmonica apporte une dimension diamétralement opposée à celle de Bessie Smith. Autant la voix de Bessie Smith était profonde et grave, autant celle de Stevie Wonder est haut perchée dans les aigus ; de plus, S. Wonder tronque le texte à seulement quelques phrases, scandant de manière presqu'incantatoire « Saint Louis woman ». Au final, de la complainte d'une femme abandonnée par son amour, cette version reporte toute l'attention sur la Saint Louis woman, avatar de la femme tentatrice dont la principale victime est... l'homme machiavéliquement tenté.
À ce jour, il y aurait près de deux mille versions recensées de Saint Louis Blues, quinze ayant été classées dans les charts entre 1921 et 1953. Selon l'American Society of Composers, Authors and Publishers - l'ASCAP -, il s'agirait de la chanson la plus enregistrée pendant la première moitié du XXe siècle. Pourtant, c'est avec une modestie toute simple que William Christopher Handy se présenta à l'émission d'Ed Sullivan sur CBS le 6 février 1949 pour interpréter à la trompette ce qui est devenu un classique du Great American Songbook à la croisée du jazz et du blues.
Par Marc Jeanneau, médiathèque Edmond Rostand
les 11 standards à (re)découvrir cet été
Tout au long de l'été, vous pourrez découvrir au fur et à mesure des semaines tous les secrets derrière chacun des standards suivants :
- Épisode 1 : Autumn Leaves
- Épisode 2 : Cantaloupe Island
- Épisode 3 : Estate
- Épisode 4 : Minor Swing
- Épisode 5 : ’Round Midnight
- Épisode 6 : St. Louis Blues
- Épisode 7 : Softly, as in a Morning Sunrise
- Épisode 8 : Someday My Prince Will Come
- Épisode 9 : Stella by Starlight
- Épisode 10 : Take five
- Épisode 11 : The Girl from Ipanema